L'île mystérieuse by Jules Verne (100 books to read txt) 📕
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- Author: Jules Verne
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— C'est bon, c'est bon, monsieur le journaliste, riposta le marin, qui n'aimait pas à entendre déprécier sa chasse, vous faites le difficile? Et il y a sept mois, quand nous avons débarqué dans l'île, vous auriez été trop heureux de rencontrer un pareil gibier!...
— Voilà, voilà, répondit le reporter. L'homme n'est jamais ni parfait, ni content.
— Enfin, reprit Pencroff, j'espère que Nab se distinguera. Voyez! Ces deux petits pécaris n'ont pas seulement trois mois! Ils seront tendres comme des cailles! Allons, Nab, viens! J'en surveillerai moi-même la cuisson.»
Et le marin, suivi de Nab, gagna la cuisine et s'absorba dans ses travaux culinaires.
On le laissa faire à sa façon. Nab et lui préparèrent donc un repas magnifique, les deux petits pécaris, un potage de kangourou, un jambon fumé, des amandes de pignon, de la boisson de dragonnier, du thé d'Oswego, — enfin, tout ce qu'il y avait de meilleur; mais entre tous les plats devaient figurer au premier rang les savoureux pécaris, accommodés à l'étuvée.
À cinq heures, le dîner fut servi dans la salle de Granite-House. Le potage de kangourou fumait sur la table. On le trouva excellent. Au potage succédèrent les pécaris, que Pencroff voulut découper lui-même, et dont il servit des portions monstrueuses à chacun des convives.
Ces cochons de lait étaient vraiment délicieux, et Pencroff dévorait sa part avec un entrain superbe, quand tout à coup un cri et un juron lui échappèrent.
«Qu'y a-t-il? demanda Cyrus Smith.
— Il y a... il y a... que je viens de me casser une dent! répondit le marin.
— Ah çà! il y a donc des cailloux dans vos pécaris? dit Gédéon Spilett.
— Il faut croire», répondit Pencroff, en retirant de ses lèvres l'objet qui lui coûtait une mâchelière!...
Ce n'était point un caillou... C'était un grain de plomb.
L'ABANDONNÉ CHAPITRE I
Il y avait sept mois, jour pour jour, que les passagers du ballon avaient été jetés sur l'île Lincoln. Depuis cette époque, quelque recherche qu'ils eussent faite, aucun être humain ne s'était montré à eux. Jamais une fumée n'avait trahi la présence de l'homme à la surface de l'île.
Jamais un travail manuel n'y avait attesté son passage, ni à une époque ancienne, ni à une époque récente. Non seulement elle ne semblait pas être habitée, mais on devait croire qu'elle n'avait jamais dû l'être. Et, maintenant, voilà que tout cet échafaudage de déductions tombait devant un simple grain de métal, trouvé dans le corps d'un inoffensif rongeur!
C'est qu'en effet, ce plomb était sorti d'une arme à feu, et quel autre qu'un être humain avait pu s'être servi de cette arme?
Lorsque Pencroff eut posé le grain de plomb sur la table, ses compagnons le regardèrent avec un étonnement profond. Toutes les conséquences de cet incident, considérable malgré son apparente insignifiance, avaient subitement saisi leur esprit.
L'apparition subite d'un être surnaturel ne les eût pas impressionnés plus vivement.
Cyrus Smith n'hésita pas à formuler tout d'abord les hypothèses que ce fait, aussi surprenant qu'inattendu, devait provoquer. Il prit le grain de plomb, le tourna, le retourna, le palpa entre l'index et le pouce. Puis:
«Vous êtes en mesure d'affirmer, demanda-t-il à Pencroff, que le pécari, blessé par ce grain de plomb, était à peine âgé de trois mois?
— À peine, Monsieur Cyrus, répondit Pencroff. Il tétait encore sa mère quand je l'ai trouvé dans la fosse.
— Eh bien, dit l'ingénieur, il est par cela même prouvé que, depuis trois mois au plus, un coup de fusil a été tiré dans l'île Lincoln.
— Et qu'un grain de plomb, ajouta Gédéon Spilett, a atteint, mais non mortellement, ce petit animal.
— Cela est indubitable, reprit Cyrus Smith, et voici quelles conséquences il convient de déduire de cet incident: ou l'île était habitée avant notre arrivée, ou des hommes y ont débarqué depuis trois mois au plus. Ces hommes sont-ils arrivés volontairement ou involontairement, par le fait d'un atterrissage ou d'un naufrage? Ce point ne pourra être élucidé que plus tard. Quant à ce qu'ils sont, européens ou malais, ennemis ou amis de notre race, rien ne peut nous permettre de le deviner, et s'ils habitent encore l'île, ou s'ils l'ont quittée, nous ne le savons pas davantage. Mais ces questions nous intéressent trop directement pour que nous restions plus longtemps dans l'incertitude.
— Non! Cent fois non! Mille fois non! s'écria le marin en se levant de table. Il n'y a pas d'autres hommes que nous sur l'île Lincoln! Que diable!
L'île n'est pas grande, et, si elle eût été habitée, nous aurions bien aperçu déjà quelques-uns de ses habitants!
— Le contraire, en effet, serait bien étonnant, dit Harbert.
— Mais il serait bien plus étonnant, je suppose, fit observer le reporter, que ce pécari fût né avec un grain de plomb dans le corps!
— À moins, dit sérieusement Nab, que Pencroff n'ait eu...
— Voyez-vous cela, Nab, riposta Pencroff. J'aurais, sans m'en être aperçu, depuis tantôt cinq ou six mois, un grain de plomb dans la mâchoire! Mais où se serait-il caché? Ajouta le marin, en ouvrant la bouche de façon à montrer les magnifiques trente-deux dents qui la garnissaient. Regarde bien, Nab, et si tu trouves une dent creuse dans ce râtelier-là, je te permets de lui en arracher une demi-douzaine!
— L'hypothèse de Nab est inadmissible, en effet, répondit Cyrus Smith, qui, malgré la gravité de ses pensées, ne put retenir un sourire. Il est certain qu'un coup de fusil a été tiré dans l'île, depuis trois mois au plus. Mais je serais porté à admettre que les êtres quelconques qui ont atterri sur cette côte n'y sont que depuis très peu de temps ou qu'ils n'ont fait qu'y passer, car si, à l'époque à laquelle nous explorions l'île du haut du mont Franklin, elle eût été habitée, nous l'aurions vu ou nous aurions été vus. Il est donc probable que, depuis quelques semaines seulement, des naufragés ont été jetés par une tempête sur un point de la côte. Quoi qu'il en soit, il nous importe d'être fixés sur ce point.
— Je pense que nous devrons agir prudemment, dit le reporter.
— C'est mon avis, répondit Cyrus Smith, car il est malheureusement à craindre que ce ne soient des pirates malais qui aient débarqué sur l'île!
— Monsieur Cyrus, demanda le marin, ne serait-il pas convenable, avant d'aller à la découverte, de construire un canot qui nous permît, soit de remonter la rivière, soit au besoin de contourner la côte? Il ne faut pas se laisser prendre au dépourvu.
— Votre idée est bonne, Pencroff, répondit l'ingénieur, mais nous ne pouvons attendre. Or, il faudrait au moins un mois pour construire un canot...
— Un vrai canot, oui, répondit le marin, mais nous n'avons pas besoin d'une embarcation destinée à tenir la mer, et, en cinq jours au plus, je me fais fort de construire une pirogue suffisante pour naviguer sur la Mercy.
— En cinq jours, s'écria Nab, fabriquer un bateau?
— Oui, Nab, un bateau à la mode indienne.
— En bois? demanda le nègre d'un air peu convaincu.
— En bois, répondit Pencroff, ou plutôt en écorce. Je vous répète, Monsieur Cyrus, qu'en cinq jours l'affaire peut être enlevée!
— En cinq jours, soit! répondit l'ingénieur.
— Mais d'ici là, nous ferons bien de nous garder sévèrement! dit Harbert.
— Très sévèrement, mes amis, répondit Cyrus Smith, et je vous prierai de borner vos excursions de chasse aux environs de Granite-House.»
Le dîner finit moins gaiement que n'avait espéré Pencroff.
Ainsi donc, l'île était ou avait été habitée par d'autres que par les colons. Depuis l'incident du grain de plomb, c'était un fait désormais incontestable, et une pareille révélation ne pouvait que provoquer de vives inquiétudes chez les colons.
Cyrus Smith et Gédéon Spilett, avant de se livrer au repos, s'entretinrent longuement de ces choses.
Ils se demandèrent si, par hasard, cet incident n'aurait pas quelque connexité avec les circonstances inexplicables du sauvetage de l'ingénieur et autres particularités étranges qui les avaient déjà frappés à plusieurs reprises. Cependant, Cyrus Smith, après avoir discuté le pour et le contre de la question, finit par dire:
«En somme, voulez-vous connaître mon opinion, mon cher Spilett?
— Oui, Cyrus.
— Eh bien, la voici: si minutieusement que nous explorions l'île, nous ne trouverons rien!»
Dès le lendemain, Pencroff se mit à l'ouvrage. Il ne s'agissait pas d'établir un canot avec membrure et bordage, mais tout simplement un appareil flottant, à fond plat, qui serait excellent pour la navigation de la Mercy, surtout aux approches de ses sources, où l'eau présenterait peu de profondeur. Des morceaux d'écorce, cousus l'un à l'autre, devaient suffire à former la légère embarcation, et au cas où, par suite d'obstacles naturels, un portage deviendrait nécessaire, elle ne serait ni lourde, ni encombrante.
Pencroff comptait former la suture des bandes d'écorce au moyen de clous rivés, et assurer, avec leur adhérence, le parfait étanchement de l'appareil.
Il s'agissait donc de choisir des arbres dont l'écorce, souple et tenace, se prêtât à ce travail.
Or, précisément, le dernier ouragan avait abattu une certaine quantité de douglas, qui convenaient parfaitement à ce genre de construction. Quelques-uns de ces sapins gisaient à terre, et il n'y avait plus qu'à les écorcer, mais ce fut là le plus difficile, vu l'imperfection des outils que possédaient les colons. En somme, on en vint à bout.
Pendant que le marin, secondé par l'ingénieur, s'occupait ainsi, sans perdre une heure, Gédéon Spilett et Harbert ne restèrent pas oisifs. Ils s'étaient faits les pourvoyeurs de la colonie. Le reporter ne pouvait se lasser d'admirer le jeune garçon, qui avait acquis une adresse remarquable dans le maniement de l'arc ou de l'épieu.
Harbert montrait aussi une grande hardiesse, avec beaucoup de ce sang-froid que l'on pourrait justement appeler «le raisonnement de la bravoure.» Les deux compagnons de chasse, tenant compte, d'ailleurs, des recommandations de Cyrus Smith, ne sortaient plus d'un rayon de deux milles autour de Granite-House, mais les premières rampes de la forêt fournissaient un tribut suffisant d'agoutis, de cabiais, de kangourous, de pécaris, etc., et si le rendement des trappes était peu important depuis que le froid avait cessé, du moins la garenne donnait-elle son contingent accoutumé, qui eût pu nourrir toute la colonie de l'île Lincoln.
Souvent, pendant ces chasses, Harbert causait avec Gédéon Spilett de cet incident du grain de plomb, et des conséquences qu'en avait tirées l'ingénieur, et un jour — c'était le 26 octobre-il lui dit:
«Mais, Monsieur Spilett, ne trouvez-vous pas très extraordinaire que si quelques naufragés ont débarqué sur cette île, ils ne se soient pas encore montrés du côté de Granite-House?
— Très étonnant, s'ils y sont encore, répondit le reporter, mais pas étonnant du tout, s'ils n'y sont plus!
— Ainsi, vous pensez que ces gens-là ont déjà quitté l'île? Reprit Harbert.
— C'est plus que probable, mon garçon, car si leur séjour s'y fût prolongé, et surtout s'ils y étaient encore, quelque incident eût fini par trahir leur présence.
— Mais s'ils ont pu repartir, fit observer le jeune garçon, ce n'étaient pas des naufragés?
— Non, Harbert, ou, tout au moins, ils étaient ce que j'appellerai des naufragés provisoires. Il est très possible, en effet, qu'un coup de vent les ait jetés sur l'île, sans avoir désemparé leur embarcation, et que, le coup de vent passé, ils aient repris la mer.
— Il faut avouer une chose, dit Harbert, c'est que M Smith a toujours paru plutôt redouter que désirer la présence d'êtres humains sur notre île.
— En effet, répondit le reporter, il ne voit guère que des malais qui puissent fréquenter ces mers, et ces gentlemen-là sont de mauvais chenapans qu'il est bon d'éviter.
— Il n'est pas impossible, Monsieur Spilett, reprit Harbert, que nous retrouvions, un jour ou l'autre, des traces de leur débarquement, et peut-être serons-nous fixés à cet égard?
— Je ne dis pas non, mon garçon. Un campement abandonné, un feu éteint, peuvent nous mettre sur la voie, et c'est ce que nous chercherons dans notre exploration prochaine.»
Le jour où les deux chasseurs causaient ainsi, ils se trouvaient dans une portion de la forêt voisine de la Mercy, remarquable par des arbres de toute beauté. Là, entre autres, s'élevaient, à une hauteur de près de deux cents pieds au-dessus du sol, quelques-uns de ces superbes conifères auxquels les indigènes donnent le nom de «kauris» dans la Nouvelle-Zélande.
«Une idée, Monsieur Spilett, dit Harbert. Si je montais à la cime de l'un de ces kauris, je pourrais peut-être observer le pays dans un rayon assez étendu?
— L'idée est bonne, répondit le reporter, mais pourras-tu grimper jusqu'au sommet de ces géants-là?
— Je vais toujours essayer», répondit Harbert.
Le jeune garçon, agile et adroit, s'élança sur les premières branches, dont la disposition rendait assez facile l'escalade du kauri, et, en quelques minutes, il était arrivé à sa cime, qui émergeait de cette immense plaine de verdure que formaient les ramures arrondies de la forêt. De ce point élevé, le regard pouvait s'étendre sur toute la portion méridionale de l'île, depuis le cap Griffe, au sud-est, jusqu'au promontoire du Reptile, au sud-ouest. Dans le nord-ouest se dressait le mont Franklin, qui masquait un grand quart de l'horizon.
Mais Harbert, du haut de son observatoire, pouvait précisément observer toute cette portion encore inconnue de l'île,
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