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eût promptement épuisées. Cependant, on prit aussi une des carabines et quelques cartouches. Quant à la poudre, dont les barils renfermaient environ cinquante livres, il fallut bien en emporter une certaine provision, mais l'ingénieur comptait fabriquer une substance explosive qui permettrait de la ménager. Aux armes à feu, on joignit les cinq coutelas bien engaînés de cuir, et, dans ces conditions, les colons pouvaient s'aventurer dans cette vaste forêt avec quelque chance de se tirer d'affaire.

Inutile d'ajouter que Pencroff, Harbert et Nab, ainsi armés, étaient au comble de leurs vœux, bien que Cyrus Smith leur eût fait promettre de ne pas tirer un coup de fusil sans nécessité.

À six heures du matin, la pirogue était poussée à la mer. Tous s'embarquaient, y compris Top, et se dirigeaient vers l'embouchure de la Mercy.

La marée ne montait que depuis une demi-heure. Il y avait donc encore quelques heures de flot dont il convenait de profiter, car, plus tard, le jusant rendrait difficile le remontage de la rivière. Le flux était déjà fort, car la lune devait être pleine trois jours après, et la pirogue, qu'il suffisait de maintenir dans le courant, marcha rapidement entre les deux hautes rives, sans qu'il fût nécessaire d'accroître sa vitesse avec l'aide des avirons. En quelques minutes, les explorateurs étaient arrivés au coude que formait la Mercy, et précisément à l'angle où, sept mois auparavant, Pencroff avait formé son premier train de bois.

Après cet angle assez aigu, la rivière, en s'arrondissant, obliquait vers le sud-ouest, et son cours se développait sous l'ombrage de grands conifères à verdure permanente.

L'aspect des rives de la Mercy était magnifique.

Cyrus Smith et ses compagnons ne pouvaient qu'admirer sans réserve ces beaux effets qu'obtient si facilement la nature avec de l'eau et des arbres.

À mesure qu'ils s'avançaient, les essences forestières se modifiaient. Sur la rive droite de la rivière s'étageaient de magnifiques échantillons des ulmacées, ces précieux francs-ormes, si recherchés des constructeurs, et qui ont la propriété de se conserver longtemps dans l'eau. Puis, c'étaient de nombreux groupes appartenant à la même famille, entre autres des micocouliers, dont l'amande produit une huile fort utile. Plus loin, Harbert remarqua quelques lardizabalées, dont les rameaux flexibles, macérés dans l'eau, fournissent d'excellents cordages, et deux ou trois troncs d'ébénacées, qui présentaient une belle couleur noire coupée de capricieuses veines. De temps en temps, à certains endroits, où l'atterrissage était facile, le canot s'arrêtait.

Alors Gédéon Spilett, Harbert, Pencroff, le fusil à la main et précédés de Top, battaient la rive. Sans compter le gibier, il pouvait se rencontrer quelque utile plante qu'il ne fallait point dédaigner, et le jeune naturaliste fut servi à souhait, car il découvrit une sorte d'épinards sauvages de la famille des chénopodées et de nombreux échantillons de crucifères, appartenant au genre chou, qu'il serait certainement possible de «civiliser» par la transplantation; c'étaient du cresson, du raifort, des raves et enfin de petites tiges rameuses, légèrement velues, hautes d'un mètre, qui produisaient des graines presque brunes.

«Sais-tu ce que c'est que cette plante-là? demanda Harbert au marin.

— Du tabac! s'écria Pencroff, qui, évidemment, n'avait jamais vu sa plante de prédilection que dans le fourneau de sa pipe.

— Non! Pencroff! répondit Harbert, ce n'est pas du tabac, c'est de la moutarde.

— Va pour la moutarde! répondit le marin, mais si, par hasard, un plant de tabac se présentait, mon garçon, veuillez ne point le dédaigner.

— Nous en trouverons un jour! dit Gédéon Spilett.

— Vrai! s'écria Pencroff. Eh bien, ce jour-là, je ne sais vraiment plus ce qui manquera à notre île!»

Ces diverses plantes, qui avaient été déracinées avec soin, furent transportées dans la pirogue, que ne quittait pas Cyrus Smith, toujours absorbé dans ses réflexions.

Le reporter, Harbert et Pencroff débarquèrent ainsi plusieurs fois, tantôt sur la rive droite de la Mercy, tantôt sur sa rive gauche. Celle-ci était moins abrupte, mais celle-là plus boisée. L'ingénieur put reconnaître, en consultant sa boussole de poche, que la direction de la rivière depuis le premier coude était sensiblement sud-ouest et nord-est, et presque rectiligne sur une longueur de trois milles environ. Mais il était supposable que cette direction se modifiait plus loin et que la Mercy remontait au nord-ouest, vers les contreforts du mont Franklin, qui devaient l'alimenter de leurs eaux.

Pendant une de ces excursions, Gédéon Spilett parvint à s'emparer de deux couples de gallinacés vivants. C'étaient des volatiles à becs longs et grêles, à cous allongés, courts d'ailes et sans apparence de queue. Harbert leur donna, avec raison, le nom de «tinamous», et il fut résolu qu'on en ferait les premiers hôtes de la future basse-cour.

Mais jusqu'alors les fusils n'avaient point parlé, et la première détonation qui retentit dans cette forêt du Far-West fut provoquée par l'apparition d'un bel oiseau qui ressemblait anatomiquement à un martin-pêcheur.

«Je le reconnais!» s'écria Pencroff, et on peut dire que son coup partit malgré lui.

«Que reconnaissez-vous? demanda le reporter.

— Le volatile qui nous a échappé à notre première excursion et dont nous avons donné le nom à cette partie de la forêt.

— Un jacamar!» s'écria Harbert.

C'était un jacamar, en effet, bel oiseau dont le plumage assez rude est revêtu d'un éclat métallique. Quelques grains de plomb l'avaient jeté à terre, et Top le rapporta au canot, en même temps qu'une douzaine de «touracos-loris», sortes de grimpeurs de la grosseur d'un pigeon, tout peinturlurés de vert, avec une partie des ailes de couleur cramoisie et une huppe droite festonnée d'un liseré blanc. Au jeune garçon revint l'honneur de ce beau coup de fusil, et il s'en montra assez fier. Les loris faisaient un gibier meilleur que le jacamar, dont la chair est un peu coriace, mais on eût difficilement persuadé à Pencroff qu'il n'avait point tué le roi des volatiles comestibles.

Il était dix heures du matin, quand la pirogue atteignit un second coude de la Mercy, environ à cinq milles de son embouchure. On fit halte en cet endroit pour déjeuner, et cette halte, à l'abri de grands et beaux arbres, se prolongea pendant une demi-heure.

La rivière mesurait encore soixante à soixante-dix pieds de large, et son lit cinq à six pieds de profondeur. L'ingénieur avait observé que de nombreux affluents en grossissaient le cours, mais ce n'étaient que de simples rios innavigables. Quant à la forêt, aussi bien sous le nom de bois du Jacamar que sous celui de forêts du Far-West, elle s'étendait à perte de vue. Nulle part, ni sous les hautes futaies, ni sous les arbres des berges de la Mercy, ne se décelait la présence de l'homme. Les explorateurs ne purent trouver une trace suspecte, et il était évident que jamais la hache du bûcheron n'avait entaillé ces arbres, que jamais le couteau du pionnier n'avait tranché ces lianes tendues d'un tronc à l'autre, au milieu des broussailles touffues et des longues herbes. Si quelques naufragés avaient atterri sur l'île, ils n'en avaient point encore quitté le littoral, et ce n'était pas sous cet épais couvert qu'il fallait chercher les survivants du naufrage présumé.

L'ingénieur manifestait donc une certaine hâte d'atteindre la côte occidentale de l'île Lincoln, distante, suivant son estime, de cinq milles au moins.

La navigation fut reprise, et bien que, par sa direction actuelle, la Mercy parût courir, non vers le littoral, mais plutôt vers le mont Franklin, il fut décidé que l'on se servirait de la pirogue, tant qu'elle trouverait assez d'eau sous sa quille pour flotter. C'était à la fois bien des fatigues épargnées, c'était aussi du temps gagné, car il aurait fallu se frayer un chemin à la hache à travers les épais fourrés.

Mais bientôt le flux manqua tout à fait, soit que la marée baissât, — et en effet elle devait baisser à cette heure, — soit qu'elle ne se fît plus sentir à cette distance de l'embouchure de la Mercy. Il fallut donc armer les avirons. Nab et Harbert se placèrent sur leur banc, Pencroff à la godille, et le remontage de la rivière fut continué.

Il semblait alors que la forêt tendait à s'éclaircir du côté du Far-West. Les arbres y étaient moins pressés et se montraient souvent isolés. Mais, précisément parce qu'ils étaient plus espacés, ils profitaient plus largement de cet air libre et pur qui circulait autour d'eux, et ils étaient magnifiques. Quels splendides échantillons de la flore de cette latitude! Certes, leur présence eût suffi à un botaniste pour qu'il nommât sans hésitation le parallèle que traversait l'île Lincoln!

«Des eucalyptus!» s'était écrié Harbert.

C'étaient, en effet, ces superbes végétaux, les derniers géants de la zone extra-tropicale, les congénères de ces eucalyptus de l'Australie et de la Nouvelle-Zélande, toutes deux situées sur la même latitude que l'île Lincoln. Quelques-uns s'élevaient à une hauteur de deux cents pieds. Leur tronc mesurait vingt pieds de tour à sa base, et leur écorce, sillonnée par les réseaux d'une résine parfumée, comptait jusqu'à cinq pouces d'épaisseur. Rien de plus merveilleux, mais aussi de plus singulier, que ces énormes échantillons de la famille des myrtacées, dont le feuillage se présentait de profil à la lumière et laissait arriver jusqu'au sol les rayons du soleil! Au pied de ces eucalyptus, une herbe fraîche tapissait le sol, et du milieu des touffes s'échappaient des volées de petits oiseaux, qui resplendissaient dans les jets lumineux comme des escarboucles ailées.

«Voilà des arbres! s'écria Nab, mais sont-ils bons à quelque chose?

— Peuh! répondit Pencroff. Il en doit être des végétaux-géants comme des géants humains. Cela ne sert guère qu'à se montrer dans les foires!

— Je crois que vous faites erreur, Pencroff, répondit Gédéon Spilett, et que le bois d'eucalyptus commence à être employé très avantageusement dans l'ébénisterie.

— Et j'ajouterai, dit le jeune garçon, que ces eucalyptus appartiennent à une famille qui comprend bien des membres utiles: le goyavier, qui donne les goyaves; le giroflier, qui produit les clous de girofle; le grenadier, qui porte les grenades; l' «eugenia cauliflora», dont les fruits servent à la fabrication d'un vin passable; le myrte «ugni», qui contient une excellente liqueur alcoolique; le myrte «caryophyllus», dont l'écorce forme une cannelle estimée; l' «eugenia pimenta», d'où vient le piment de la Jamaïque; le myrte commun, dont les baies peuvent remplacer le poivre; l' «eucalyptus robusta», qui produit une sorte de manne excellente; l' «eucalyptus gunei», dont la sève se transforme en bière par la fermentation; enfin tous ces arbres connus sous le nom «d'arbres de vie» ou «bois de fer», qui appartiennent à cette famille des myrtacées, dont on compte quarante-six genres et treize cents espèces!»

On laissait aller le jeune garçon, qui débitait avec beaucoup d'entrain sa petite leçon de botanique.

Cyrus Smith l'écoutait en souriant, et Pencroff avec un sentiment de fierté impossible à rendre.

«Bien, Harbert, répondit Pencroff, mais j'oserais jurer que tous ces échantillons utiles que vous venez de citer ne sont point des géants comme ceux-ci!

— En effet, Pencroff.

— Cela vient donc à l'appui de ce que j'ai dit, répliqua le marin, à savoir: que les géants ne sont bons à rien!

— C'est ce qui vous trompe, Pencroff, dit alors l'ingénieur, et précisément ces gigantesques eucalyptus qui nous abritent sont bons à quelque chose.

— Et à quoi donc?

— À assainir le pays qu'ils habitent. — savez-vous comment on les appelle dans l'Australie et la Nouvelle-Zélande?

— Non, Monsieur Cyrus.

— On les appelle les «arbres à fièvre.»

— Parce qu'ils la donnent?

— Non, parce qu'ils l'empêchent!

— Bien. Je vais noter cela, dit le reporter.

— Notez donc, mon cher Spilett, car il paraît prouvé que la présence des eucalyptus suffit à neutraliser les miasmes paludéens. On a essayé de ce préservatif naturel dans certaines contrées du midi de l'Europe et du nord de l'Afrique, dont le sol était absolument malsain, et qui ont vu l'état sanitaire de leurs habitants s'améliorer peu à peu. Plus de fièvres intermittentes dans les régions que recouvrent les forêts de ces myrtacées. Ce fait est maintenant hors de doute, et c'est une heureuse circonstance pour nous autres, colons de l'île Lincoln.

— Ah! Quelle île! Quelle île bénie! s'écria Pencroff! Je vous le dis, il ne lui manque rien... Si ce n'est...

— Cela viendra, Pencroff, cela se trouvera, répondit l'ingénieur; mais reprenons notre navigation, et poussons aussi loin que la rivière pourra porter notre pirogue!»

L'exploration continua donc, pendant deux milles au moins, au milieu d'une contrée couverte d'eucalyptus, qui dominaient tous les bois de cette portion de l'île. L'espace qu'ils couvraient s'étendait hors des limites du regard de chaque côté de la Mercy, dont le lit, assez sinueux, se creusait alors entre de hautes berges verdoyantes. Ce lit était souvent obstrué de hautes herbes et même de roches aiguës qui rendaient la navigation assez pénible. L'action des rames en fut gênée, et Pencroff dut pousser avec une perche. On sentait aussi que le fond montait peu à peu, et que le moment n'était pas éloigné où le canot, faute d'eau, serait obligé de s'arrêter. Déjà le soleil déclinait à l'horizon et projetait sur le sol les ombres démesurées des arbres. Cyrus Smith, voyant qu'il ne pourrait atteindre dans cette journée la côte occidentale de l'île, résolut de camper à l'endroit même où, faute d'eau, la navigation serait forcément arrêtée. Il estimait qu'il devait être encore à cinq ou six milles de la côte, et cette distance était trop grande pour qu'il tentât de

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