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Volume 1 Title 1 (Portraits Littéraires, Tome 3) pg 75

Extrémités Du Siècle, _Manon Lescaut_, _Paul Et Virginie_, Mlle Aïssé

Et Son Passionné Chevalier Tiennent Leur Place, Et Par Le Vrai, Par Le

Naturel Attachant De Leur Affection Et De Leur Langage, Ils Se Peuvent

Lire Dans L'intervalle. Il Est Intéressant De Voir, Dans Une Histoire

Toute Réelle Et Où La Fiction N'a Point De Part, Comment Une Personne

Qui Semblait Destinée Par Le Sort À N'être Qu'une Adorable Manon Lescaut

Redevient Une Virginie: Il Fallait Que Cette Circassienne, Sortie Des

Bazars D'asie, Fût Amenée Dans Ce Monde De France Pour Y Relever Comme

La Statue De L'amour Fidèle Et De La Pudeur Repentante.

 

Les Lettres De Mlle Aïssé, Imprimées Pour La Première Fois En 1787 (À La

Veille Même De _Paul Et Virginie_), Ont Eu Depuis Plusieurs Éditions;

Elles Étaient Accompagnées Dès L'abord De Quelques Courtes Notes Dues

À La Plume De Voltaire, Qui Les Avait Parcourues En Manuscrit. On Les

Réimprimait Dès 1788. En 1800, Elles Reparurent Avec Une Notice Bien

Touchée De M. De Barante, Qui Avait Recueilli Quelques Détails Nouveaux

(Dont Un Pourtant Très-Hasardé, On Le Verra) Dans La Société De M.

Suard. C'est Ainsi Encore Qu'elles Ont Été Reproduites En 1823. Le Style

Avait Subi De Petites Épurations Dans Ces Éditions Successives; Il Y

Avait Pourtant Dans Le Texte Bien D'autres Points Plus Essentiels, Ce Me

Semble, À Éclaircir, À Corriger: On Ne Saurait Imaginer La Négligence

Avec Laquelle Presque Tous Les Noms Propres, Cités Chemin Faisant

Dans Ces Lettres, Ont Été Défigurés; Quelques-Uns Étaient Devenus

Méconnaissables. De Plus, Un Grand Nombre Des Dates D'envoi Sont

Fautives Et Incompatibles Avec Les Événements Dont Il Est Question; Il

Y A Eu Des Transpositions En Certains Passages, Et Tel Paragraphe D'une

Lettre Est Allé Se Joindre À Une Autre Dont Il Ne Faisait Point D'abord

Partie. Enfin Il Est Arrivé Que Des Notes Plus Ou Moins Exactes, Écrites

En Marge Du Manuscrit, Sont Entrées Mal À Propos Dans Le Texte Imprimé.

À Une Première Et Rapide Lecture, Ces Inconvénients Arrêtent Peu; On

Ne Suit Que Le Cours Des Sentiments De Celle Qui Écrit. Une Édition

Correcte N'en Était Pas Moins Un Dernier Hommage Que Méritait Et

Qu'attendait Encore Cette Mémoire Charmante, Si Peu En Peine De La

Postérité, Et N'aspirant Qu'à Un Petit Nombre De Coeurs. Un Érudit Bien

Connu Par Sa Conscience, Sa Rectitude Et Sa Sagacité D'investigation

En Ces Matières, M. Ravenel, Après S'être Avisé Le Premier De Tout

Ce Qu'avaient De Défectueux Les Éditions Antérieures, A Préparé Dès

Longtemps La Sienne, Qui Est En Voie De S'exécuter. Un Ami Dont Le Nom

Reviendra Souvent Sous Notre Plume, Et Dont Le Talent Animé D'un Pur

Zèle Fait Faute Désormais En Bien Des Endroits De La Littérature, M.

Charles Labitte, Devait S'y Associer À M. Ravenel: C'est Avec Les Notes

De L'un, C'est Moyennant Les Renseignements Continus Et Les Directions

De L'autre, Qu'il M'est Permis Ici De Venir Repasser Sur Cette Histoire

Et D'en Fixer Quelques Particularités Avec Plus De Précision Qu'on

N'avait Fait Jusqu'à Présent. L'érudition Ou Ce Qui Pourrait En Avoir

L'air, En S'appliquant À Ces Sujets Qui En Sont Si Éloignés Par Nature,

Change Véritablement De Nom Et Prend Quelque Chose De La Piété Qui Se

Met En Quête Vers Les Moindres Reliques D'un Mort Chéri.

 

M. De Ferriol, Ambassadeur De France À Constantinople, Vit Un Jour,

Parmi Les Esclaves Qu'on Amenait Vendre Au Marché, Une Petite Fille

Qui Paraissait Âgée D'environ Quatre Ans, Et Dont La Physionomie

L'intéressa: Les Turcs Avaient Pris Et Saccagé Une Ville De Circassie,

Ils En Avaient Tué Ou Emmené En Esclavage Les Habitants; L'enfant Avait

Échappé Au Massacre De Ses Parents, Lesquels Étaient Princes, Dit-On, En

Leur Pays. Du Moins Les Souvenirs De La Petite Fille Lui Retraçaient Un

Palais Où Elle Était Élevée, Et Une Foule De Gens Empressés À La Servir.

M. De Ferriol Acheta Assez Cher (1,500 Livres) La Petite Circassienne

Volume 1 Title 1 (Portraits Littéraires, Tome 3) pg 76

Il Était Coutumier D'acheter De Belles Esclaves, Et Ce N'était Guère

Dans Un But Désintéressé[68]. Ici Il Ne Paraît Pas Que Son Intention Fût

Beaucoup Plus Pure Ni Exempte D'arrière-Pensée: Il Songeait À L'avenir

Et À Cultiver Cette Jeune Fleur D'asie. Étant Revenu En France, Il Y

Amena L'enfant[69] Et La Plaça, En Attendant Mieux, Chez Sa Belle-Soeur

Mme De Ferriol. Celle-Ci, Tencin De Son Nom, Soeur De La Célèbre

Chanoinesse Et Du Futur Cardinal, Était Digne De La Famille À Tous

Égards, Belle, Galante Et Intrigante. Le Mari, M. De Ferriol,

Receveur-Général Des Finances Du Dauphiné, Et Conseiller, Puis Président

Au Parlement De Metz, Ne Joua Dans La Vie De Sa Femme Qu'un Rôle

Insignifiant Et Commode. La Grande Liaison De Mme De Ferriol Fut Avec Le

Maréchal D'uxelles. Les Recueils Du Temps[70] Donnent Comme S'appliquant

Au Premier Éclat De Leurs Amours L'ode De J.-B. Rousseau Imitée

D'horace:

 

  Quel Charme, Beauté Dangereuse,

  Assoupit Ton Nouveau Pâris?

  Dans Quelle Oisiveté Honteuse

  De Tes Yeux La Douceur Flatteuse

  A-T-Elle Plongé Ses Esprits?

 

[Note 68: Voici Une Petite Anecdote À L'appui: «M. Le Comte De

Nogent, Qui S'appelle Bautru En Son Nom, Est Lieutenant-Général Des

Armées Du Roi, Fils Et Peut-Être Petit-Fils D'officier-Général, Frère

De Mme La Duchesse De Biron. C'est Un Homme Qui Toujours L'a Porté Fort

Haut Et A Fait Le Seigneur À La Cour. Sa Hauteur Lui A Attiré Une Scène

Fort Déplaisante, En Insultant À Sa Table, À Nogent-Le-Roi, Pendant Les

Vacances, Un Officier De Son Voisinage Au Sujet D'un Mariage Pour Sa

Fille. Il A Même Eu La Sottise De Demander Une Réparation Devant Les

Juges De Chartres. Cela A Donné Occasion À Cet Officier De Faire Ou

Faire Faire Un Petit Mémoire Que L'on A Trouvé Parfaitement Écrit, Et

Qui A Été Répandu Dans Tout Paris... Dans Le Mémoire Susdit, L'officier

Parle De La Noblesse De La Mère: On Demanderait À Propos De Quoi.

C'est Une Petite Allusion Sur Ce Que M. De Ferriol, Ambassadeur À

Constantinople, Ramena Ici Deux Esclaves Très-Belles. Il En Garda Une

Pour Lui; Le Comte De Nogent, Qui Peut-Être Était Son Ami, Prit L'autre.

Non-Seulement Il L'a Gardée, Mais Il L'a Épousée, Et C'est D'elle Que

Vient La Fille À Marier Qui A Fait Le Sujet De La Dispute.» (_Journal_

De L'avocat Barbier, Avril 1732.)]

 

[Note 69: M. De Ferriol Eut Plusieurs Missions Et Fit Plusieurs

Voyages Et Séjours À Constantinople. Une Première Fois, En 1692, Il

Fut Envoyé Auprès De L'ambassadeur De France, Qui Le Présenta Au

Grand-Vizir, Et Celui-Ci L'autorisa À Le Suivre À L'armée; M. De Ferriol

Fit Ainsi Les Campagnes De 1692, 1693 Et 1694, Dans La Guerre Des Turcs

Et Des Hongrois Mécontents Contre L'empereur. Revenu En France Au

Printemps De 1695, Il Reçoit En Mars 1696 Une Nouvelle Mission, Et Cette

Fois Il Est Accrédité Directement Auprès Du Grand-Vizir; Il Fait La

Campagne De 1696, Celle De 1697, Passe L'hiver Et Le Printemps De 1698 À

Constantinople, S'embarque Pour La France Le 22 Juin 1698, Et Arrive À

Marseille Le 20 Août.--C'est Dans Ce Second Voyage Qu'il Acheta Et Qu'il

Amena En France La Jeune Aïssé.--En 1699, M. De Ferriol, Qui N'avait Eu

Jusque-Là Que Des Missions Temporaires, Remplaça À Constantinople, En

Qualité D'ambassadeur, M. Castagnères De Châteauneuf. Parti De Toulon

Dans Les Derniers Jours De Juillet 1699, Il Alla Résider En Turquie

Durant Plus De Dix Ans, Ne Fut Remplacé Qu'en Novembre 1710 Par M.

Desalleurs, Et Ne Rentra En France Que Le 23 Mai 1711. Ces Dates, Que

Nous Devons Aux Bienveillantes Communications De M. Mignet, Nous Seront

Volume 1 Title 1 (Portraits Littéraires, Tome 3) pg 77

Tout À L'heure Précieuses.]

 

[Note 70: Bibliothèque Du Roi, Mss., Dans Le _Recueil_ Dit De

_Maurepas_ (Xxx, Page 279, Année 1716).--Voir Ci-Après La Note [A].]

 

La Fin De L'ode Semblait Menacer L'amant Crédule De Quelque Prochaine

Inconstance De La Perfide:

 

  Insensé Qui Sur Tes Promesses

  Croit Pouvoir Fonder Son Appui,

  Sans Songer Que Mêmes Tendresses,

  Mêmes Serments, Mêmes Caresses,

  Trompèrent Un Autre Avant Lui!

 

Mais Il Ne Paraît Pas Que Le Pronostic Ait Eu Son Effet: Mme De Ferriol

Comprit Vite Que Son Crédit Dans Le Monde Et Sa Considération Étaient

Attachés À Cette Liaison Avec Le Maréchal-Ministre, Et Elle S'y Tint. On

Voit, Dans Les Lettres Nombreuses Que Lord Bolingbroke Adresse À Mme De

Ferriol[71], Qu'il N'en Est Aucune Où Il Ne Lui Parle Du Maréchal Comme

Du Grand Intérêt De Sa Vie. Il Résulte Du Témoignage De Mademoiselle

Aïssé Qu'il Y Avait Dans Cet État Plus De Montre Que De Fond, Et Que Le

Crédit De La Dame Baissa Fort Avec L'éclat De Ses Yeux[72]. Tant Qu'elle

Fut Jeune Pourtant, Mme De Ferriol Parut Fort Recherchée, Et Elle

Eut Rang Parmi Les Femmes En Vogue Du Temps. Ses Deux Fils, Mm. De

Font-De-Veyle Et D'argental, Surtout Ce Dernier, Furent Élevés Avec

La Jeune Aïssé Comme Avec Une Soeur. Les Registres De La Paroisse

Saint-Eustache, À La Date Du 21 Décembre 1700, Nous Montrent _Damoiselle

Charlotte Haidée_[73] Et Le Petit Antoine De Ferriol (Pont-De-Veyle),

Représentant Tous Deux Le Parrain Et La Marraine Absents Au Baptême De

D'argental, «Lesquels, Est-Il Dit Des Deux Enfants Témoins, Ont Déclaré

Ne Savoir Signer.» Aïssé Pouvait Avoir Sept Ans Au Plus À Cette Date De

1700, Ayant Été Achetée En 1697 Ou 1698. L'éducation Répara Vite Ces

Premiers Retards. Un Passage Des Lettres Semble Indiquer Qu'elle Fut

Mise Au Couvent Des Nouvelles Catholiques; Mais C'est Surtout Dans Le

Monde Qu'elle Se Forma. Cette Décadence De Louis Xiv, Où La Corruption

Pour Éclater N'attendait Que L'heure, Faisait Encore Une Société Bien

Spirituelle, Bien Riche D'agréments; Cela Était Surtout Vrai Des Femmes

Et Du Ton; Le Goût Valait Mieux Que Les Moeurs; On Sortait De Saint-Cyr,

Après Tout, On Venait De Lire La Bruyère. On Retrouverait Jusque Dans

Madame De Tencin La Langue De Madame De Maintenon. L'esprit D'aïssé

Ne Fut Pas Lent À S'orner De Tout Ce Qui Pouvait Relever Ses Grâces

Naturelles Sans Leur Ôter Rien De Leur Légèreté, Et La _Jeune

Circassienne_, La _Jeune Grecque_[D], Comme Chacun L'appelait Autour

D'elle, Continua D'être Une Créature Ravissante, En Même Temps Qu'elle

Devint Une Personne Accomplie.

 

[Note 71: _Lettres Historiques, Politiques, Philosophiques Et

Littéraires_ De Lord Bolingbroke; 3 Vol. In-8°, 1808. Ces Lettres Sont

Une Source Des Plus Essentielles Pour L'histoire D'aïssé.]

 

[Note 72: «Tout Le Monde Est Excédé De Ses Incertitudes (Il

S'agissait D'un Voyage À Faire À Pont-De-Veyle En Bourgogne); Le Vrai De

Ses Difficultés, C'est Qu'elle Ne Voudrait Point Quitter Le Maréchal,

Qui Ne S'en Soucie Point Et Ne Ferait Pas Un Pas Pour Elle. Mais Elle

Croit Que Cela Lui Donne De La Considération Dans Le Monde. Personne Ne

S'adresse À Elle Pour Demander Des Grâces Au Vieux Maréchal...» (Lettre

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